Dans le monde des sorciers, sultans et esclaves, avec le Soudanais Abdelaziz Baraka Sakin
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Adulé dans le monde arabe, censuré dans son pays à cause de sa dénonciation de la dictature dans ses récits, le Soudanais Abdelzaziz Baraka Sakin s’affirme comme une voix majeure en littérature africaine. Auteur d’une dizaine de romans et de recueils de nouvelles, il vit en exil entre l’Autriche et la France. La Princesse de Zanzibar est le troisième titre sous la plume de ce romancier-conteur qui vient de paraître en français, aux éditions Zulma.

« Quand j’ai commencé à écrire, j’avais 13 ans. Ma première motivation était d’écrire des histoires folles comme Edgar Allan Poe. Après, j’ai grandi. À 23-24 ans, quand je me suis mis à écrire un peu plus sérieusement, j’ai voulu écrire pour raconter les histoires des gens avec lesquels je vivais et notamment les gens qui n’étaient pas instruits et qui n’auraient pas pu raconter leur vie parce qu’ils n’en avaient pas les moyens. Donc, j’ai voulu être cette voix des gens avec qui je vivais, ces travailleurs de Jango. C’est devenu une sorte d’écriture engagée. »
Il y a quelque chose de très césarien dans cette belle profession de foi du Soudanais Abdelaziz Baraka Sakin. « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir… », proclamait Aimé Césaire il y a bientôt neuf décennies, jetant les bases d’une littérature postcoloniale africaine, résolument engagée. S’inscrivant dans ce positionnement fondateur, le romancier de Khartoum a produit une œuvre contestataire et puissamment subversive.
L’œuvre de Baraka Sakin est composée d’une dizaine de romans et de recueils de nouvelles. À mi-chemin entre le conte traditionnel et la fiction moderniste, voguant entre la tragédie et la parodie, cette œuvre met en scène des destins sombres, sur fond de guerre civile et de turbulences politiques et sociales, comme dans Le Messie du Darfour et Les Jango, deux des romans de l’écrivain traduits en français il y a déjà quelques années.
Luxe, violence et volupté
La Princesse de Zanzibar est le troisième ouvrage à paraître en français, sous la plume de ce talentueux romancier. Inspirée de l’histoire coloniale de l’Afrique orientale, son action se déroule en grande partie dans l’île éponyme, à l’époque de la colonisation omanaise. On pourrait parler de luxe, violence et volupté pour décrire l’île sous la domination des occupants omanais, qui y ont succédé aux Portugais. Ils règnent d’une main de fer, spoliant la population africaine du territoire et les réduisant à l’esclavage, alors que les colons eux mènent une vie de luxe dans leurs palais dorés, se vautrant dans un faste outrancier. À leur tête, des sultans esclavagistes et brutaux, dont l’emblématique Suleiman bin Salim, qui est le personnage central du roman de Baraka Sakin. Voici comment le narrateur parle de lui et de ses faits d’armes :
« Comme chacun le sait, le Sultan vécut longtemps […] Tout au long de sa vie, sans que l’on puisse en délimiter avec certitude la durée, il tua 883 Africains, 7 Arabes omanais et 20 Yéménites. Il décima tous les animaux de grande taille qui vivaient encore à Unguja, qu’il s’agisse des girafes, des éléphants, des tigres et des lions. Il vendit 2779 670 esclaves, hommes, femmes et enfants. Il copula avec 300 esclaves […] Il anéantit 805 villages africains dont il captura les habitants. Il mit 90% de la population d’Unguja en esclavage. »
Le sultan bin Salim est un personnage rabelaisien. Le récit de ses « horribles et épouvantables faits et prouesses » est raconté à longueur des pages dans une langue truculente, tout en exubérance et en parodie. Or ce parti pris parodique n’empêche pas l’auteur d’imaginer parallèlement une histoire d’amour passionnée entre la fille du sultan et Sundus, son esclave eunuque, compagnon de jeu devenu amant. Cet amour hors norme entre une Juliette et un Roméo transgenre a inspiré quelques-unes des plus belles pages de ce roman. Des pages aussi belles que poignantes, avec des résonances à la fois shakespeariennes et modernistes.
Uhuru
On suivra aussi dans ces pages la trajectoire de la fascinante Uhuru. Chanteuse, danseuse, prostituée au grand cœur, un peu sorcière aussi, elle est une femme libre, redoutée par les colonisateurs. Elle incarne le contrepoint du sultan tyrannique et oppresseur. Comment s’étonner qu’« Uhuru » qui signifie liberté en swahili, devienne chemin faisant le slogan de ralliement des mouvements révolutionnaires luttant pour leur indépendance dans de nombreux pays de l’Afrique orientale.
La Princesse de Zanzibar est l’œuvre d’un romancier au sommet de son art. Mêlant l’histoire et le mythe, l’auteur met en scène un univers inspiré de l’histoire, mais dont la narration tire vers le magique et le fantastique. « Le roman ne s’intéresse pas à l’histoire, il s’intéresse à l’humain », écrit Sakin. C’est cette alliance du réel parfois le plus abject, ou le plus intime et du réalisme magique, héritée des traditions narratives arabes, est sans doute le secret de la réussite de ce roman.
« Ce système de narration que nous avons dans le réalisme magique est quelque chose de très ancien au Soudan, rappelle Abdelaziz Baraka Sakin. Ça vient de l’expérience de vie quotidienne parce qu’au Soudan, on peut croire que le Sheikh peut voler, être en même temps dans deux endroits, que les morts parlent, que les morts se réveillent sept jours après leur mort. Voilà, tout ça sont des croyances qui font partie de la vie quotidienne des Soudanais. C’est très cohérent avec les histoires que racontaient ma mère et ma grand-mère, le soir. Tous les soirs, elles réunissaient tous les enfants et parfois, elles leur demandaient même d’avoir un rôle dans l’histoire et de raconter eux-mêmes la fin de l’histoire ».
Voici comment les auditeurs deviennent conteurs à leur tour. Cette rupture épistémologique dans la narration est un peu à l’image de ce qui se passe dans le roman de Baraka Sakin où ce n’est plus le chasseur qui raconte l’histoire, mais l’esclave qui a pris le relais, après avoir été longtemps privé de parole. La prise de parole par les perdants et les marginaux de l’histoire a quelque chose de révolutionnaire car elle fait entendre, derrière les résonances des souffrances passées, la promesse du renouveau.
Un renouveau qui passe mal apparemment chez les anciens colonisateurs omanais de l’île qui ont interdit la commercialisation de La Princesse de Zanzibar dans leur pays.
La Princesse de Zanzibar, par Abdelaziz Baraka Sakin. Traduction de l’arabe par Xavie Luffin. Zulma, 352 pages, 22,90 euros.

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